Le rapport des patients aux traitements qui leur sont proposés par leur médecin a beaucoup évolué ces dernières années, avec la mise en lumière de plus en plus flagrante des effets secondaires extrêmement lourds que ceux-ci peuvent avoir sur le long terme : la prise de conscience associée à la crise des opioïdes aux États-Unis en étant sans doute l’exemple le plus évident. Avec une réticence de plus en plus importante à prendre des traitements pharmacologiques, que ce soit par crainte des effets secondaires, par préférence personnelle ou par méfiance de l’industrie pharmaceutique, de plus en plus de patients se tournent vers des médecines dites “douces” ou “alternatives” qui viennent compléter ou même remplacer entièrement des traitements conventionnels. Cyrielle a évoqué ce sujet il y a quelques semaines en parlant de l’utilisation de la méditation pour traiter la dépression et l’anxiété.
Dans cette recherche de nouvelles solutions pour traiter des douleurs contre lesquelles les traitements pharmacologiques peuvent parfois buter, de nouvelles pistes intéressantes font leur apparition : dans un article publié en mai dans Frontiers in Pain Research, Yacine Hadjiat et Serge Marchand analysent les résultats de dizaines d’essais cliniques conduits ces 30 dernières années pour étudier l’effet de thérapies à base de réalité virtuelle pour traiter des patients atteints de douleurs aiguës ou chroniques. Eh oui, vous avez bien lu ! Cette technologie, qui est aujourd’hui éprouvée et a fait ses preuves dans d’autres domaines, a permis d’obtenir des résultats intéressants, apportant de nouveaux éléments sur la manière dont on pourra à l’avenir soigner les patients atteints de tous types de douleurs.
La réalité virtuelle, quésaco ?
Avant toute chose, et même si je suis sûr que la plupart d’entre vous ont bien les choses en tête, retraçons brièvement l’historique de la réalité virtuelle pour comprendre ce qui la rend intéressante aujourd’hui aux yeux des chercheurs, pour traiter des douleurs qui, en apparence, n’ont rien à voir.
La réalité virtuelle (en anglais virtual reality ou VR) désigne une expérience simulée vécue par une personne, qui peut être similaire ou complètement différente de la vie réelle. Pour cela, on va essayer de remplacer par quelque chose d’artificiel la perception que le sujet a de son environnement avec ses sens : en général au moins la vue et l’ouïe (avec un casque de réalité virtuelle et une enceinte ou un casque audio), mais aussi possiblement l’équilibre et le mouvement (tapis de marche multidirectionnel), proprioception (manette de jeu), etc. La réalité virtuelle diffère de la réalité augmentée et de la réalité mixte en cela qu’elle ne s’ajoute pas à la perception du monde réel mais la remplace complètement, même si certains acteurs considèrent tous ces concepts comme faisant partie d’un plus grand ensemble qu’ils désignent réalité virtuelle.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas un concept nouveau ! Dès les années 1950, des prototypes de casques dans lesquels on vient glisser des diapositives sont imaginés par des inventeurs qui rêvent d’une expérience virtuelle. Cependant, ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’apparaissent les premiers casques avec affichage dynamique (très limités par la puissance de calcul nécessaire, et donc le coût), et c’est véritablement dans les années 1990 que leur utilisation explose, avec la baisse du prix de casques comme le Sega VR qui se répandent dans les foyers américains. À ce moment-là, la VR est encore exclusivement utilisée pour le gaming.
Après une période de stagnation relative dans les années 2000, une vraie accélération s’opère à partir des années 2010 avec notamment la fondation d’Oculus VR (désormais Meta Quest) en 2012, rachetée par Facebook en 2014 pour 2 milliards de dollars, et dont le premier casque à destination du public, l’Oculus Rift, est disponible en 2016 pour la modique somme de 600 dollars. Depuis, le marché croît exponentiellement, avec l’arrivée d’autres grands acteurs de la tech comme Google ou Microsoft, et une taille de marché estimée à plus de 11 milliards de dollars en 2021, avec un taux de croissance annuel moyen pour la période 2022-2029 prévu à 45 % !
Si les acteurs du marché se sont multipliés, les applications aussi se sont diversifiées : d’un usage exclusivement vidéoludique, on a vu apparaître des utilisations dans l’éducation, la formation, le sport, et bien évidemment les nouveaux enjeux apparus depuis quelques années autour du métaverse, dont beaucoup d’aspects utilisent la réalité virtuelle. Si la santé n’est pas en reste, les principales applications ayant dépassé le stade de la recherche ou du prototype ont principalement trait à la formation des professionnels de santé (pas besoin d’un vrai bloc opératoire si l’on peut en recréer un en VR) ou au pilotage de robots chirurgicaux par les chirurgiens.
C’est donc dans ce contexte de très fort (re)gain d’intérêt pour la VR que se pose la question de son utilisation auprès des patients, alors que les traitements pharmacologiques proposés par la médecine conventionnelle sont de plus en plus remis en question.
Les patients, en particulier ceux touchés par des douleurs chroniques, ne recherchent plus les mêmes traitements
Après des décennies d’innovation et d’avancées à vitesse record dans les traitements proposés par la médecine aux patients, notamment grâce aux immenses progrès réalisés par l’industrie pharmaceutique, ces mêmes acteurs se retrouvent depuis une dizaine d’années sous le feu des critiques, et la forme que prennent les traitements pharmacologiques sont de plus en plus remis en question. Ce nouveau rapport des patients aux traitements prescrits par leur médecin, qu’ils auraient peut-être pris sans se poser de questions il y a 50 ans, peut s’expliquer par plusieurs raisons.
Tout d’abord, une méfiance plus généralisée à l’encontre de l’industrie pharmaceutique, surtout après les scandales qui ont éclaboussé plusieurs laboratoires ces dernières années, comme celui du Mediator en France. Plus récemment, c’est l’épidémie d’addiction aux opioïdes, surtout visible aux États-Unis après une prescription abusive de médicaments comme l’oxycodone ou le fentanyl, qui a fait la “une”, avec plusieurs dizaines de milliers de morts par overdose chaque année dans le pays, dont une part importante doivent leur addiction, à l’origine, à la prescription d’un de ces médicaments par un médecin.
Ensuite, la lourdeur des traitements et la quantité d’effets secondaires ressentis peuvent dissuader les patients de suivre les prescriptions de leurs traitements. La multiplication des sources d’information, parfois contradictoires, place le patient dans un nouveau rapport vis-à-vis de son médecin, là où il y a quelques décennies, le médecin était le “sachant”, contrairement au patient, et ne pouvait donc pas être remis en question. Désormais, les patients veulent de plus en plus être acteurs de leur traitement, et comprendre réellement ce qu’ils prennent et pourquoi ils le prennent, plutôt que de suivre aveuglément les consignes.
Tout cela s’inscrit dans un processus plus global, un changement de paradigme de la part des patients : là où on recherchait simplement un traitement qui fonctionne il y a quelques années, désormais c’est de plus en plus le ratio bénéfice thérapeutique/risque sur le long terme qui est considéré. Ainsi, pour des leucémies (cancers que l’on sait aujourd’hui très bien soigner) chez des enfants, une chimiothérapie moins intense et plus étalée sur la durée sera de nos jours plus considérée que par le passé, afin de limiter les impacts négatifs à long terme sur l’enfant (notamment sur sa croissance).
C’est ainsi que l’on a vu de plus en plus de patients se tourner vers des médecines dites “alternatives” ou “douces” (par opposition à la médecine “conventionnelle”, celle des hôpitaux et des médicaments), en complément ou en remplacement d’un traitement pharmacologique. Cyrielle l’a évoqué très récemment dans son article, où elle parle de l’utilisation d’applications de méditation pour réduire l’anxiété et la dépression. La forte croissance de la médecine traditionnelle chinoise (acupuncture, qi gong) avec 6 millions d’actes annuels en France ou de la réflexologie sont d’autres illustrations de ce changement de mentalités et de comportements : 88 % des Français considèrent la médecine douce comme complémentaire à la médecine traditionnelle, d’après un sondage de 2019.
Dans ce contexte, l’utilisation d’expériences en réalité virtuelle pour améliorer le quotidien des patients a délivré des résultats intéressants, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’en voir une utilisation répandue.
La VR pour atténuer les douleurs aiguës et chroniques
Publié en mai 2022 dans Frontiers in Pain Research, l’article sobrement intitulé “Virtual Reality and the Mediation of Acute and Chronic Pain in Adult and Pediatric Populations: Research Developments” (« Réalité virtuelle et la médiation des douleurs aiguës et chroniques chez les adultes et les enfants : développements de la recherche »), écrit par Yacine Hadjiat et Serge Marchand (deux chercheurs de l’Inserm) propose une revue de l’évolution de la recherche sur l’utilisation de la VR pour traiter les douleurs.
Et cette recherche n’est pas nouvelle ! Hunter Hoffman et David Patterson, les deux pionniers de la recherche dans ce domaine, travaillent sur le sujet depuis plus de 20 ans. Ils ont notamment développé dès 1996 (!) un jeu en 3D, SnowWorld, dans lequel les patients peuvent interagir avec un environnement gelé (igloos, pingouins, mammouths, et même jeter des boules de neige !) avec un casque de VR, des écouteurs et une manette simple. En équipant des patients brûlés de ces dispositifs pendant les opérations qu’ils subissaient, ils sont parvenus à une diminution de 35 à 50 % de la douleur ressentie, et ont aussi pu observer une diminution de l’activité cérébrale dans les zones liées à la douleur quand les patients étaient plongés dans le jeu.
Bien que les premières études se concentraient sur des brûlures (en raison du niveau de douleur, d’inconfort et d’anxiété subis par les patients), des résultats similaires ont ensuite été obtenus dans de nombreuses configurations, comme l’implantation de ports à cath (dispositifs utilisés pendant les chimiothérapies), des ponctions lombaires ou des endoscopies digestives, et d’autres études ont également élargi le champ d’action à des états comme l’anxiété, la fatigue et la dépression.
Néanmoins, toutes les études menées n’ont pas été aussi concluantes : sur les douleurs aiguës, Mahrer et Gold montrent que les résultats peuvent grandement différer selon les études considérées, dont certaines concluent sur aucune différence dans la perception de la douleur sous VR (mais tout de même un état de stress moindre chez les patients, dans une de ces études).
Du côté des douleurs chroniques, la matière est bien plus limitée, moins d’études ayant été conduites sur ce thème ; mais celles qui l’ont été montrent beaucoup de potentiel. Notamment, une étude a utilisé la VR pour augmenter l’amplitude de mouvement chez une population atteinte de douleurs à la nuque, avec des niveaux de douleurs significativement moins élevés. Dans une autre étude, 30 patients atteints de douleurs chroniques d’origines variées étaient immergés dans un monde fantastique pendant 5 minutes : les expérimentateurs ont pu noter une diminution de 60 % du niveau de douleur ressenti pendant la session par rapport à la pré-session, et de 33 % après la session par rapport à la pré-session, démontrant l’effet plus long terme de la diminution de douleur.
Malgré tout, le faible nombre d’études conduites sur des douleurs chroniques et surtout la variabilité du protocole expérimental d’une étude à une autre (type d’équipement VR utilisé, d’expérience VR vécue, durée de la session…) empêche de conclure définitivement sur l’effet de tels traitements et appellent à plus de recherche sur le sujet.
Conclusion
Le monde de la santé est en pleine évolution : l’offre de traitements pour résoudre un même problème s’étoffe, et les patients diversifient ceux qu’ils prennent, en prenant de plus en plus en compte le ratio bénéfice thérapeutique/risque sur le long terme dans leur choix. Ainsi, les médecines douces jouissent d’une popularité de plus en plus importante (en remplacement ou en complémentarité de traitements conventionnels), alors même que de nouvelles solutions technologiques laissent entrevoir des nouveaux pans entiers à découvrir. Parmi elles, la réalité virtuelle, déjà investigué par les chercheurs depuis une vingtaine d’années, commence à faire ses preuves pour la réduction de douleurs aiguës et chroniques. Néanmoins, le petit nombre d’études conduites et surtout la grande variabilité dans leurs processus expérimentaux forcent à la patience avant que ne serait-ce qu’un prototype voie le jour pour vous et moi. C’est ce qui me laisse penser, personnellement, que de tels traitements ne sont pas nécessairement ce que la VR peut nous offrir de plus intéressant dans le monde de la santé : l’utilisation pendant des opérations (pour tester certains réflexes par exemple) ou la formation des professionnels de santé à bas prix sont à mes yeux des cas d’usages plus réalistes à l’heure actuelle et dont l’impact est avéré.